« Ce n'est qu'un début, le combat continue ! » : c'est par ce slogan emblématique des manifestations de Mai 68 que Marine Le Pen a conclu son intervention au soir du premier tour des élections présidentielles.
Une posture qui peut certes surprendre, mais qui n'a rien d'accidentel dans le discours du Front National depuis que ce parti, fondé en 1972 par presque tous les courants de l'extrême droite française et qui s'est imposé comme -et de loin- la principale force politique de l'extrême droite, est passé sous le contrôle de Marine Le Pen en 2011.
Quel est le sens de cette posture ?
La troisième place de la candidate du Front National au premier tour des élections présidentielles d'avril-mai 2012 a frappé les esprits.
Dans les médias, ce résultat a été présenté comme une percée électorale et un fait majeur quasiment au même niveau que la défaite de Sarkozy et la victoire du socialiste Hollande.
Y a-t-il eu réellement percée du Front National ?
Est-ce un événement majeur ?
Et, sur la base du contenu de sa campagne électorale et de l'analyse des résultats, quel est le projet et quelles sont les perspectives de ce parti ?
Pas de percée, mais une continuité
En réalité, il est excessif de parler de percée à propos du résultat du FN au premier tour du scrutin présidentiel.
En effet, s'il est beaucoup plus important que celui obtenu en 2007 par JM Le Pen retombé à 10% des voix essentiellement par la capacité du candidat de l'UMP à capter près de la moitié de l'électorat du FN, le nombre de suffrages obtenu par Marine Le Pen en 2012 (6,4 millions de voix, soit 17,90%) n'est pas supérieur au total de voix obtenu par les deux candidats d'extrême droite à l'élection présidentielle de 2002 (sans compter la candidature Chasse Nature Pêche Tradition qui recoupe en partie le même électorat) : JM Le Pen -qui se hissera au second tour devant le candidat socialiste Jospin- et Mégret, alors candidat du MNR et ex-numéro 2 du FN de 1988 à 1998, soit au total 19,2 % (et plus de 4% pour le candidat CNPT).
Il est donc plus juste de parler de continuité, après le recul très provisoire de 2007, si on remonte plus loin dans le temps, et il n'y a nulle surprise à cela si on resitue cette continuité dans le contexte plus global de l'affirmation de l'extrême droite sur le plan électoral dans la grande majorité des pays européens à l'est comme à l'ouest depuis le début du siècle.
La crise globale et multiforme du capitalisme, l'absence de projet alternatif à gauche, le discrédit grandissant du monde politique ne font qu'alimenter les scores de l'extrême droite et il y a tout lieu de penser que cette continuité va se prolonger et même s'accentuer dans un contexte inchangé.
Des éléments de néo-fascisme
Depuis que son clan a fait main basse sur le Front National contre le clan de Bruno Gollnisch qui avait coalisé des courants chrétiens intégristes et néo-païens, Marine Le Pen a souvent été présentée comme moderniste et désireuse de tourner la page de l'image à la fois ringarde et provocatrice de son père, celle des relents négationnistes et nostalgiques de la collaboration du régime de Vichy avec le IIIe Reich.
Il y a un élément de vérité dans ce propos : ces relents ne s'expriment plus et toute trace d'antisémitisme a été soigneusement dissimulée dans les propos publics des dirigeants du FN.
Mais on aurait tort de s'arrêter là.
En effet, cohabite avec cette mise à jour rassurante un autre élément, lui, particulièrement inquiétant : celui de l'existence dans l'appareil du FN des héritiers du racisme biologique du courant de l'ex-numéro 2 du FN, Bruno Mégret, et de la présence discrète aux marges du FN -et en alliance électorale avec lui- des courants « identitaires » issus de la mouvance néo-nazie d'Unité radicale, dont était membre Maxime Brunerie, auteur de la tentative d'assassinat de Chirac en 2002.
En réalité, Marine Le Pen joue constamment sur deux tableaux, dans une profonde ambigüité qui a été aussi la caractéristique de sa campagne et qui renoue avec la tradition historique du fascisme et du nazisme dans leur marche au pouvoir : celle du confusionnisme, du « ni droite ni gauche », du « ni capitalisme, ni communisme » et qui emprunte de manière constante, perverse et parfaitement calculée, en les détournant et en les vidant de leur contenu, hier aux thématiques révolutionnaires du mouvement ouvrier et aujourd'hui aux thématiques écologistes et altermondialistes.
De ce point de vue, la filiation avec le fascisme et le nazisme non seulement n'a pas disparu, mais à l'inverse est plus nette sous le règne de Le Pen fille que sous celui de son père à la tête du FN ; elle a en partie pris la place de la filiation, moins revendiquée par la fille, avec la nostalgie coloniale.
Une nostalgie assumée en France plutôt directement par la droite classique -et une partie de la gauche national-républicaine- sous pression idéologique du FN depuis plus de 40 ans.
Histoire ancienne, nouvelle donne
L'utilisation d'un slogan soixante-huitard emblématique par Marine Le Pen est un des clins d'œil pervers qui relève de l'histoire ancienne puisque c'est une constante du fascisme dans sa phase d'ascension du pouvoir, mais c'est aussi un élément de nouveauté par rapport à la phase précédente de l'histoire du Front National sous la direction de son père, pour qui Mai 68 symbolise, comme pour les politiciens et les idéologues de la droite de manière générale, le désordre et la décadence.
On peut parler d'une mise à jour, plus de soixante ans après les évènements de Mai 68, comme on peut aussi le faire sur le plan du culte du chef très affirmé dans ce parti et plus largement à l'extrême-droite, à ceci près qu'il est aujourd'hui personnalisé par une femme, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'électorat de ce parti jusque-là très masculin.
Les premiers éléments d'analyse du scrutin du 26 avril 2012 révèlent les autres aspects de la nouvelle donne, essentiellement autour de deux points : la féminisation nouvelle de cet électorat qui n'est plus majoritairement masculin, et sa mutation socio-spatiale à différentes échelles.
Le second point a d'ores et déjà fait l'objet de nombreux articles et dossiers de presse : ceux-ci pointent le résultat relativement faible et le recul du vote FN en banlieue et au cœur des quartiers et bureaux de vote populaires en milieu urbain -où très souvent le Front de Gauche est devant le FN-, au profit d'un vote plus important dans les espaces périurbains déclassés et dans les espaces ruraux délaissés.
Cette mutation socio-spatiale du vote FN avait déjà été partiellement observée dans les précédentes élections, avec une sorte d'anticipation voici déjà quinze ans en particulier dans le cas de Vitrolles dans les Bouches-du-Rhône -gagnée par le FN aux élections municipales de 1997- par la force de ce vote non pas dans les cités populaires mais à proximité, parfois immédiate, dans les zones de lotissements et de pavillons où l'accès à la petite propriété a été rendu possible voici deux ou trois décennies pour une partie des milieux populaires.
Dans cette périphérie parfois très proche des quartiers populaires, ce qui se joue souvent dans l'électorat -lui-même issu des milieux populaires-, c'est la peur du déclassement et de la figure de l'étranger et de l'immigré confondue confusément à ce déclassement et rendu responsable de celui-ci, dans le climat raciste que l'on sait.
Cette mutation s'accélère donc et le FN joue désormais à plein de ce désespoir et de ce sentiment d'abandon alimenté dans les campagnes par la casse des services publics et la disparition des services de proximité, y compris le départ des petits commerces et la rareté des médecins.
A l'échelle nationale, il y a percée du Front National dans des départements et des régions, notamment en Bretagne et à l'ouest du territoire, et des départements tels que les Landes ou le Cantal ou la Dordogne, jusque-là peu perméables au vote FN.
Une imprégnation ancienne
La conséquence majeure du poids électoral du Front National en France doit être rappelée : ce n'est pas, depuis 1972, l'exercice du pouvoir direct par ce parti, celui-ci étant resté confiné à quelques municipalités, avec des résultats catastrophiques à la clé et un rayonnement extrêmement limité -pour ne pas dire nul.
De manière plus profonde et plus dangereuse, l'enjeu est ailleurs : c'est bien la « lepénisation des esprits » à l'échelle de la société française, formule datée de plus de vingt ans, mais qui garde hélas toute sa pertinence.
Le FN a réussi en effet à imprégner la majeure partie de la classe politique, d'abord à droite mais aussi en partie à gauche : c'est à ce parti et sa capacité de nuisance politique et électorale que l'on doit l'invraisemblable dérive sécuritaire qui fait le lit du racisme et de la xénophobie, de la méfiance vis-à-vis de la jeunesse et en particulier de la jeunesse des milieux populaires, et de manière plus générale la droitisation de la droite dont les politiques publiques menées sous la présidence de Sarkozy se différencient si peu des orientations racistes et xénophobes du Front National.
La figure de l'étranger et de l'immigré systématiquement associée à la suspicion et à la stigmatisation est un ressort fondamental du discours des politiciens de droite et un élément fondamental de la construction du racisme dans l'imaginaire social.
Il en est même redevenu une sorte d'identifiant politico-idéologique de la droite, comme l'était avant lui l'antisémitisme des années 1920 et 1930 en Europe.
Dans la même logique se situent la défense de l'autoritarisme et des formes autoritaires de la politique, et en particulier la figure de l'homme providentiel, de la nostalgie de la colonisation, de la grandeur de la nation, tous thèmes à travers lesquels se confondent droite et extrême droite.
La gauche n'est pas en reste, même si le phénomène d'imprégnation est beaucoup moins fort : la persistance en son sein d'une sensibilité national-républicaine et souverainiste est l'un des effets de cette imprégnation -même si elle ne s'explique pas seulement par cela. L'existence de cette sensibilité alimente au sein de la gauche à la fois les discours hostiles au droit de vote des étrangers ou le limitant aux élections locales, les réticences à la régularisation de tous les sans-papiers, la défense des emplois d'une fonction publique réservée aux seuls ressortissants nationaux ou encore l'exaltation du « génie français » ou de la nation française.
Cette sensibilité est encore forte dans les sphères dirigeantes du PS ; elle n'est pas absente, hélas, à la gauche du Parti socialiste.
Et demain ?
Dans la récente campagne présidentielle, Marine Le Pen ne s'est pas contenté de récupérer en les détournant des slogans soixante-huitards.
Elle a également, depuis 2011, mis en avant des slogans empruntant à l'antimondialisme tel qu'il s'exprimait juste avant la clarification et la mutation altermondialiste d'il y a une douzaine d'années, et repris ce propos dans son discours du 15 janvier à Rouen.
Huit jours plus tard, elle a fait de même avec l'écologie dans un discours prononcé à Lille, dans lequel elle se revendique d'une « véritable écologie : celle qui permet de vivre et travailler dans son pays, de produire national, et donc de moins transporter et de moins polluer ».
Là encore, histoire ancienne -l'extrême droite s'est aussi, dans l'histoire, réclamée d'une certaine écologie- et nouvelle donne...
Si la contre-offensive face au FN et à ses idées est indispensable et n'exige aucun préalable, il y a lieu de s'interroger et d'ouvrir la réflexion sur la nature réelle de son projet.
Considérer que celui-ci a rompu avec le fascisme serait donc erroné et irresponsable, en conclure mécaniquement qu'il pourrait prendre des formes identiques à celles qu'on a connu dans les années 1920 et 1930 n'est pas exact pour autant.
La crise mondiale de 1929 s'est réglée par l'arrivée du nazisme au pouvoir en Allemagne et par la seconde guerre mondiale : la bourgeoisie, dans sa majorité, a montré alors quels choix politiques elle était capable de faire dans ce type de situation, comme elle l'avait fait plus tôt en Italie en 1922.
C'est la crise globale et multiforme actuelle du capitalisme qui selon son issue donnera, ou non, un avenir au FN et aux extrêmes droites européennes.
Celles-ci peuvent à la fois se nourrir du fascisme en renouvelant les thématiques émancipatrices à récupérer et détourner, et dans le même temps accumuler les forces lui permettant de devenir ce qui correspondrait demain à un parti de masse tel que les fascistes et les nazis l'avaient construit en Italie et en Allemagne.
C'est clairement ce que vise en France le FN : à l'échelle locale, il accepte éventuellement les arrangements électoraux avec l'UMP pour lui permettre d'accéder à des mandats électoraux dans l'optique de renforcer l'assise du parti ; à l'échelle nationale, il vise de manière intransigeante l'inverse, c'est-à-dire accentuer les contradictions internes à la droite pour faire éclater ou s'effondrer l'UMP -à l'image de la droite grecque ou italienne- et ramasser la mise.
Et à l'issue du premier tour des élections législatives qui suivent le scrutin présidentiel, le FN s'offre même le luxe d'appeler à battre certains élus UMP, appelant implicitement à voter pour des candidats socialistes, renouant ainsi avec le confusionnisme "ni droite ni gauche".
Le projet politique du FN, tel qu'il se dessine, est hybride et adapté au capitalisme financier d'aujourd'hui : l'accentuation de l'Etat autoritaire reprenant des éléments rappelant le fascisme ; le recours à la disposition de la bourgeoisie en cas de faillite des partis bourgeois classiques dans une situation de chaos liée à la crise actuelle.
La course de vitesse est engagée : l'émergence d'une alternative à gauche sur la base d'un projet alternatif, à l'échelle européenne et dans une optique clairement altermondialiste, est bien la condition indispensable à la mise en échec de l'avancée continue du Front National et de la barbarie qu'elle annonce.
Bruno DELLA SUDDA